Exubérance irrationnelle ?
- Eric Behaghel

- 22 oct.
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : 23 oct.
Le 8 octobre dernier, la présidente du Fonds Monétaire International (FMI) décrivait un monde incertain, soumis à des « transformations profondes dans la géopolitique, la technologie et la démographie, avec des populations en forte croissance dans certaines régions et en déclin dans d’autres ». Elle soulignait également que, si l’individu moyen est aujourd’hui mieux loti qu’il y a trente ans, cette moyenne masque de profondes réalités de marginalisation, de frustration et de précarité.
Les menaces se précisent…

Le 8 octobre dernier, la présidente du Fonds Monétaire International (FMI) décrivait un monde incertain, soumis à des « transformations profondes dans la géopolitique, la technologie et la démographie, avec des populations en forte croissance dans certaines régions et en déclin dans d’autres ». Elle soulignait également que, si l’individu moyen est aujourd’hui mieux loti qu’il y a trente ans, cette moyenne masque de profondes réalités de marginalisation, de frustration et de précarité.
Lors des mêmes réunions, le FMI a appelé les autorités monétaires à se concentrer sur les risques liés aux prêts accordés par les banques aux fonds de crédit privé, notant que « les banques privilégient de plus en plus le crédit privé, qui génère souvent des rendements sur fonds propres supérieurs à ceux des prêts commerciaux et industriels traditionnels ». Cet avertissement fait écho à la première faillite majeure d’une société à capitaux privés aux États-Unis.
Par ailleurs, les investissements massifs dans l’intelligence artificielle alimentent des valorisations souvent déconnectées des profits réels, faisant peser un risque de bulle financière. Une correction brutale pourrait provoquer volatilité, faillites d’entreprises surendettées et retraits massifs de capitaux, accentuant les déséquilibres économiques mondiaux et fragilisant la stabilité des marchés.
… et les marchés financiers regardent ailleurs

Pourtant, les marchés semblent passer outre ces menaces : tous les indices boursiers américains, la plupart des indices européens (Allemagne, Italie, Espagne, Royaume-Uni), ainsi que ceux de l’Australie, de Singapour, de Taïwan, du Chili et du Pérou ont atteint des records début octobre. Même les actifs habituellement délaissés en période de hausse des actions progressent : les obligations d’entreprises affichent de solides gains, tandis que l’or et l’argent ont bondi de 52 % et 74 % depuis le début de l’année (en USD), atteignant leurs plus hauts historiques, ajustés de l’inflation dans le cas de l’or.
Les trois principaux risques identifiés (incertitude géopolitique, crédit privé et valorisations IA) pourraient-ils freiner la croissance économique et la trajectoire haussière des marchés ?
1 - Incertitudes politiques et croissance
De Washington à Paris, en passant par Tokyo, les événements politiques inattendus (instabilité, fermetures d’administrations, démissions, changements de direction, remise en cause des contre-pouvoirs) deviennent quasi routiniers. Les investisseurs s’interrogent sur la capacité des gouvernements à trouver des compromis, ce qui érode la confiance dans leur aptitude à assurer stabilité et réformes, notamment budgétaires.

La dette publique mondiale continue de croître. Le FMI estime qu’elle représentera 100 % du PIB mondial en 2030 (contre 65 % en 2000). Les marchés s’en inquiètent : les rendements des obligations d’État à long terme augmentent dans les pays fortement endettés, les investisseurs exigeant une rémunération plus élevée pour compenser l’incertitude.
Cependant, l’impact immédiat reste limité pour les marchés : les perturbations à court terme, comme un « shutdown » américain, ont rarement des effets durables. Le vrai risque réside dans la réticence des gouvernements à prendre des décisions budgétaires difficiles, entraînant une érosion lente de la crédibilité financière.
2 - Les fonds de dette privée

Les prêts aux entreprises privées, souvent opaques, ont fortement augmenté. La plupart proviennent de hedge funds ou de fonds de dette privée, refinancés par les banques.
Ces prêts permettent de financer des entreprises qui n’ont pas accès aux crédits bancaires, mais ils comportent des risques élevés : garanties fragiles, conditions agressives. Un enchaînement de défauts pourrait avoir un impact significatif sur l’économie.
Le 30 septembre, l’entreprise américaine non cotée First Brands, fabricant de pièces automobiles, a déposé le bilan, générant des pertes estimées à plus de 10 milliards USD pour ses prêteurs. Bien que certains analystes considèrent ce cas isolé, il rappelle la faillite d’Enron en 2001 qui avait précédé de longues années de disette sur les marchés financiers et souligne la nécessité d’une transparence accrue dans le secteur du crédit privé.
3 - Intelligence Artificielle et risque de bulle spéculative ?
La plupart d’entre nous a expérimenté l’intelligence artificielle au travail ou à la maison. Petit à petit, elle change nos vies. Mais le modèle économique de l’intelligence artificielle, et sa rentabilité, restent à prouver. A titre d’exemple, ChatGPT a 800 millions d’utilisateurs réguliers, mais 5% d’entre eux seulement sont payants. Les revenus annuels de la maison-mère, OpenAI, sont de 13 millards USD, ce qui est considérable pour une entreprise ayant 3 années d’existence, mais la perte opérationnelle de 8 milliards USD. Et les concurrents sérieux sont déjà nombreux : Bard, Claude, Mistral, Grok, Mistral… C’est pourtant sur cette base que la compagnie a obtenu de ses partenaires de financer 1.000 milliards USD (!) d’investissements sur les 5 prochaines années. OpenAI sera-t’elle capable de rentabiliser ces investissements ?
Deux chiffres permettent de saisir l’ampleur du débat : au cours de l’année passée, 10 entreprises américaines ont vu leur valorisation augmenter de 1.000 milliards USD à elles 10, alors qu’aucune ne réalise un profit. Mais par ailleurs seules 10% des entreprises utilisent l’IA aujourd’hui.
Jusqu’à présent, les investissements consentis par les « 7 Magnifiques » atteignent des niveaux de rentabilité acceptables. Les bénéfices des grandes capitalisations technologiques progressent de 28 % sur un an. Les valorisations sont élevées mais soutenues par des flux de trésorerie solides et des bilans sains.
Pour le moment donc, le marché semble prêt à donner le bénéfice du doute à cette nouvelle technologie, même si la plupart des bonnes nouvelles sont déjà intégrées dans les prix.
Perspectives économiques
Les menaces pour la croissance restent donc limitées pour l’économie mondiale. De fait le 14 octobre dernier le FMI a relevé ses prévisions pour la croissance mondiale de 3,0% à 3,2% pour 2025, et de 3,0% à 3,1% pour 2026.
En fin de compte, l’élément le plus déterminant pour les prochains mois sera peut-être la politique monétaire de la Fed, la Banque Centrale des Etats-Unis. De fait, l’annonce l’été dernier par la Fed de reprendre la baisse des taux amorcée l’an dernier explique pour une large part la hausse des actions des derniers mois. Au total, le marché s’attend à une baisse de 0,5% supplémentaire en cette fin d’année, et à une continuation de la baisse en 2026.
Ces anticipations seront-elles réalisées ?
Pourquoi la Fed baisserait-elle ses taux si la croissance continue de résister, que les marchés sont au plus haut, et que l’inflation a arrêté de baisser ou remonte légèrement comme on s’y attend ? La pression politique du président américain pourrait influencer ces décisions, notamment avec la nomination du futur président de la Fed en mai 2026.
Le graphique ci-dessous illustre l’évolution moyenne du S&P 500 après que la Fed commence un cycle de baisse des taux. Comme on peut le constater, les marchés réagissent favorablement en moyenne en période de baisse des taux, surtout quand l’économie continue de croître.

Rappel historique
Les années 1990 aux États-Unis étaient marquées par une forte croissance économique, un boom technologique, et les innovations massives des secteurs des nouvelles technologies et d’Internet. Le S&P 500 et le Nasdaq montaient sans discontinuer depuis plusieurs années. Les valorisations boursières semblaient déconnectées des fondamentaux économiques, mais très peu d’investisseurs y prêtaient attention.
Alan Greenspan était président de la Réserve fédérale depuis 1987. Son rôle était de maintenir la stabilité monétaire et de prévenir la formation de bulles.
Lors d’un discours prononcé au American Enterprise Institute le 5 décembre 1996, il a posé la question suivante qui est restée dans les annales : « How do we know when irrational exuberance has unduly escalated asset values ? And what to do about it ? » («Comment savoir quand l’exubérance irrationnelle a trop fait grimper les valeurs d’actifs ? Et que faire à ce sujet ? »). Greenspan ne disait pas que le marché allait s’effondrer demain. Il alertait sur la possibilité que les prix des actions soient excessifs par rapport aux fondamentaux économiques.
Beaucoup avaient été surpris par le ton sérieux d’Alan Greenspan, mais les marchés ne se sont pas effondrés. De fait, les hausses des trois années suivantes ont été spectaculaires : +33,36% en 1997, +28,58% en 1998, +21,04% en 1999. Ce n’est qu’en 2000, plus de 3 années plus tard que les marchés ont entamé leur longue correction à la baisse.
Les bulles ne s’effondrent pas au moment où on les signale rationnellement.
Comme Chuck Prince, alors directeur général de Citibank, le disait en juillet 2007, un an avant la grande crise économique de 2008, « As long as the music is playing, you’ve got to get up and dance. We’re still dancing » (« Tant qu’il y a de la musique, on doit se lever et danser. Nous dansons encore »).




